Pour en savoir un peu plus, nous avons
pu nous entretenir avec David Shallon qui s’est révélé à la
fois très franc, mais aussi très volontariste: Voilà un chef qui
a des idées et des visions et qui a la force et la ténacité de
les réaliser.
Guy Wagner: En ce qui vous concerne,
Monsieur Shallon, on sait que vous avez étudié le violon, l’alto
et le cor anglais. Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir chef
d’orchestre?
David Shallon: La... folie! A quatorze ans
déjà, j’ai commencé à étudier la direction d’orchestre avec
mon premier maître, Noam Sheriff, un compositeur et chef
d’orchestre israélien, mais évidemment, on est encore trop
jeune! Diriger un orchestre à cet âge-là, est davantage un
"gag" ou un effet publicitaire qu’une chose sérieuse.
Certes, à 10-11 ans, j’arrivais déjà
à lire des partitions, et quand j’ai voulu alors étudier la
direction d’orchestre, ce maître m’a dit: Halte, quitte à ce
que tu connaisses déjà ton instrument, l’orchestre, il faut que
tu saches que le travail sérieux commence seulement, et c’est
ainsi que j’ai appris à connaître les instruments des différents
pupitres, ensuite l’instrumentation, c’est-à-dire, la
combinaison des couleurs sonores, et c’est ainsi que j’ai
commencé à vivre et à écouter la musique autrement, différemment.
Maître Bernstein
Je suis alors parti à Vienne où j’ai été
l’élève de Hans Swarowsky qui m’a donné encore pendant deux
ans son immense enseignement, et parallèlement, je suis devenu
l’assistant de Leonard Bernstein, ce qui signifiait que, – quand
celui-ci avait un projet en Europe, normalement des concerts et des
enregistrements pour la télévision, – j’ai eu un coup de téléphone
me demandant si j’étais libre et si, dans ce cas-là, je pouvais
venir chez Monsieur Bernstein, soit à Paris, soit à Munich, soit
à Vienne même, car c’étaient là les trois orchestres avec
lesquels il travaillait à cette époque en Europe: l’Orchestre
National de France à Paris, l’Orchestre de la Radio Bavaroise et
le Philharmonique de Vienne. Avec ces orchestres j’ai alors également
fait des concerts, et il faut dire que de toutes les formations et
impressions que j’ai eues, celle de Bernstein a été la plus prégnante,
déjà par la personnalité de cet homme.
Pourquoi? Parce qu’il m’a fait
comprendre que d’être franc et ouvert avec les musiciens avait
des résultats beaucoup plus significatifs que la terreur
qu’exercent certains chefs. Celle-ci peut, certes, avoir un effet
immédiat, mais cet effet ne durera pas, il n’a aucun
prolongement.
Ainsi, cet enseignement de Bernstein a été
pour moi un enrichissement avant tout psychologique, et par
ailleurs, ce qui impressionnait le plus chez cet homme, c’était
son incroyable savoir, à vous faire pâlir d’envie...
Il connaissait Baudelaire par coeur, il
avait une connaissance approfondie des différentes époques de
l’Histoire. Ainsi, quand il a fait à Vienne le
"Rosenkavalier", sa conception n’était, certes, pas du
goût de tout le monde, mais le résultat était tellement cohérent
et convaincant que les musiciens ont eu le plus grand respect pour
sa vision à la fois musicale et contextuelle.
Un travail de longue haleine
Aussi, diriger un orchestre, est-ce pour
moi une autre façon de faire de la musique de chambre, avec des
gens avec lesquels on aime faire de la musique...
Un orchestre offre tout simplement un éventail
plus grand de couleurs orchestrales qu’un seul instrument ou
quelques instruments réunis en formation de chambre.
Néanmoins, pour moi, la musique de chambre
est toujours ce qu’il y a de plus important en musique, et la
musique symphonique est pour moi, un élargissement de la musique de
chambre. Elle devient bonne et valable si elle est jouée comme de
la musique de chambre, ce qui veut dire: un son n’est pas
seulement donné par un instrument, parce qu’il est indiqué dans
les notes, mais parce que l’interprète sait écouter, comprendre
les relations et les transmettre.
Cela non plus n’est pas une affaire de
cinq minutes, c’est un travail de longue haleine, et j’espère
et suis même convaincu que beaucoup de musiciens de l’OPL pensent
ainsi également. Toutefois, c’est dans cette direction qu’ira
mon travail et c’est cette conception que je veux développer.
GW: Un élargissement pour ainsi dire en
cercles concentriques.
DS: D’abord il y a un travail à chaque
pupitre. Ainsi, par exemple les violons, comme tels, doivent
"sonner" bien et avoir une homogénéité, ensuite en acquérir
une avec les autres instruments à cordes, et enfin, avec tout
l’orchestre…
Il s’agit effectivement de cercles
sonores toujours grandissants, et plus ils grandissent, plus on
devient individuellement et personnellement petit, et pourtant, dans
ce tout, chacun est le plus important, car sans lui, rien ne peut
fonctionner.
GW: Une chaîne est aussi forte que le
plus faible de ses maillons.
Un grand potentiel
DS: Précisément! Et ce travail-là est un
travail permanent, et je trouve que l’orchestre luxembourgeois a
un potentiel de développement authentique qu’il faut seulement
explorer et exploiter.
GW: D’où vous vient cette certitude?
DS: Parce que j’ai travaillé à
plusieurs reprises avec l’orchestre, en dernier lieu quand j’ai
dirigé du Chostakovitch. Cela a été vraiment un très beau
concert, stimulant pour l’orchestre et pour moi, et la relation
avec les musiciens était intense, même si je n’ai jamais pu
m’imaginer ce qui allait en résulter.
Quand alors, les responsables m’ont
contacté pour que je prenne la direction de l’OPL, je me suis
vraiment beaucoup réjoui, quitte à demander un temps de réflexion.
GW: Pour quelles raisons ce temps de réflexion?
Des raisons personnelles, d’engagement?
DS: En fait, on aurait aimé que je dise
tout de suite oui, mais comme j’étais déjà bien pris pour les
années à venir, j’aurais voulu commencer seulement pour la
saison 1998-99. Cela aurait cependant créé un vide aux effets désastreux
sur l’orchestre, car il est tellement facile de détruire quelque
chose, mais d’autant plus difficile de le reconstruire.
GW: Vous deviez donc prendre d’autres
dispositions?
DS: Pour la saison 1997-98, ce ne seront
que huit semaines pendant lesquelles je pourrai être pleinement
avec les musiciens, mais comme je vis en grande partie près de
Francfort, le chemin vers Luxembourg ne sera pas trop long pour me
retrouver même brièvement avec les responsables, pour faire des répétitions
ou des raccords ou pour prendre des décisions dans l’intérêt de
l’avenir de l’orchestre.
La saison 1998-99, je pourrai être ici
pendant onze à douze semaines, et je veux faire plus ici, quitte à
avoir moins de temps libre à ma disposition, je pense à douze et
jusqu’à seize semaines par ans; seize semaines, cependant, sont
pour moi un maximum, car sinon on risque une saturation, voire une
sursaturation.
GW: Quelle est votre attitude par
rapport à l’idée d’un premier chef invité?
DS: Je crois que c’est une bonne chance
d’intensifier les relations entre un chef et un orchestre quand
ils s’entendent très bien, et, disons, d’élargir cet échange
jusqu’à quatre semaines par an, mais il faut veiller à ne pas
prendre trop rapidement une décision pour ce "principal
guest conductor", car on risque d’en découvrir un autre
qui pourrait être encore plus idéal pour une pareille nomination.
La même chose est d’ailleurs valable pour un chef permanent. Qui
sait si prochainement on ne dira pas: "Pourquoi seulement
avons-nous pris ce Shallon?"
La continuité dans le travail
GW: Dans le travail avec l’orchestre,
qu’est-ce qui est le plus important pour vous?
DS: Ce sont la continuité et la
permanence, le développement progressif, mais perpétuel, que
beaucoup de musiciens dans l’orchestre, au début, ne remarqueront
même pas, mais je suis convaincu, d’autre part, qu’une partie
des musiciens trouvera cela énervant et n’aimera pas mon travail
très méticuleux et, il faut le dire, dur et exigeant.
J’ai pourtant un bon sentiment pour
l’avenir. J’ai longuement parlé avec les musiciens, nous avons
été très francs entre nous, et j’ai pu constater dans les yeux
de ces femmes et hommes qu’ils étaient prêts à s’investir
dans un travail intense, précisément à ce moment-ci où nous
pourrons tous ensemble, initier une nouvelle époque dans la vie de
l’orchestre.
Qu’on ne s’attende pourtant pas à des
miracles, à des réalisations révolutionnaires du jour au
lendemain!
GW: Vous venez de le dire vous-même,
c’est en grande partie un travail imperceptible qui va se faire.
DS: Oui, nous sommes à un point où
l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg doit trouver, enfin, sa
grandeur, pour ce qui concerne le nombre des musiciens effectifs,
qui lui permette de fonctionner vraiment. Actuellement, les
proportions ne collent pas du tout, peut-être chez les vents, mais
avoir quatorze premiers violons et puis descendre à quatre
contrebasses, c’est une mauvaise farce. De même, le fait de
toujours devoir recourir à des auxiliaires conduit inévitablement
à des situations problématiques où ni l’homogénéité, ni la
qualité ne peuvent plus être assurées.
Une programmation réfléchie
GW: Pour ce qui est maintenant de la
programmation, j’ai pu me rendre compte que votre répertoire est
extrêmement vaste, mais que vous avez une prédilection pour la
musique de notre siècle.
DS: Je suis d’accord avec le terme de
"prédilection", mais c’est sans exclusive. Je suis pour
une balance: On ne doit pas négliger la tradition, on ne doit
cependant pas perdre de vue que d’ici trois ans, un siècle, voire
un millénaire, touche à sa fin, et pendant ce siècle, la musique
s’est développée plus rapidement que jamais auparavant, et à
une même période les styles les plus divers ont pu se manifester.
Je crois qu’il est important de jeter un
regard en arrière sur ce qu’a été ce siècle, mais je dois
constater que, malheureusement, d’un côté, la saison prochaine
est déjà programmée en grande partie, de sorte que je ne peux pas
lui donner mon "cachet", et que de l’autre, quand en
1998-99, je peux m’engager davantage au Luxembourg, il ne me reste
plus que deux ans pour donner un aperçu sur tout un siècle, sans,
par ailleurs, négliger les Beethoven, Brahms, Mozart, Haydn,
auxquels le public a également droit.
Toujours est-il que je m’efforcerai à établir
une bonne balance entre le classique-romantique, les déjà-classiques
de notre siècle vers lesquels va ma prédilection, et enfin, la
musique d’aujourd’hui, avec, bien évidemment et bien
naturellement, un accent mis sur la musique du Luxembourg.
GW: Qu’attendez-vous du public
luxembourgeois?
DS: En premier lieu, la franchise, la sincérité.
Je veux établir une relation de confiance avec ce public, je veux
pouvoir lui faire confiance, et je voudrais qu’il me fasse lui
aussi confiance, notamment pour ce qui concerne l’orientation des
programmes que je veux lui présenter, en particulier, à partir de
la période où je pourrai davantage m’impliquer ici. Je voudrais
qu’il se rende compte que cette programmation n’est pas
simplement didactique, mais qu’elle est totalement sincère et réfléchie,
car je suis convaincu de l’importance de la relation entre le
public, l’orchestre et son chef permanent. Si cette relation est
construite ensemble, dans la confiance et le respect mutuels, alors
l’OPL aura un grand avenir.
GW: Qu’est-ce que le public est en
droit d’attendre de vous?
DS: Il serait bête de faire maintenant de
grands mots et surtout de grandes promesses, voire de grands paris.
Il serait stupide d’affirmer qu’après-demain nous serons les égaux
des "Berliner Philharmoniker". Cela, je ne le fais pas,
mais je ferai tout pour faire le meilleur de l’OPL, et plus
celui-ci s’améliorera, plus nous serons tous ensemble satisfaits
et heureux.
© Guy Wagner (1997)
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